Une auto dans le fossé
L'auto de Marcel Kuhn est dans le fossé. Cela s'est passé le plus simplement du monde. Kuhn a bien du mal. Il a quitté sa veste1 et gardé ses gants. Il tâche de tirer du fossé, en même temps que2 sa voiture,sa jeune réputation de chauffeur. Une petite foule sympathique contemple la scène: rien que des amis, des gens qui ne s'aventurent pas à donner des conseils, des gens très intelligents, profondément persuadés qu'une auto ne reste jamais dans un fossé et que celle-ci, comme les autres, finira par retrouver son aplomb normal3. Aussi bien, voilà le sauveur, le dépanneur4. C'est M. Thiébaut, vétéran de la route5, maître mécaniques.Il jette à la bête malade un coup d'œil précis. Et, tout de suite. à 1'ouvrage! Que faut-il? Rien! Des pierres, des briques, des planches,des crics, M. Thiébaut connaît la technique. Le monstre échoué se soulève un peu, retombe, s'endort définitivement. I1 est très bien là.Qu'on le laisse donc tranquille!
Toutes les cinq minutes, le soleil vient voir où en sont les choses.C'est un beau dimanche. La route est vivante. Des autos passent.Les plus grosses ralentissent et laissent choir un mot de compassion, un rire, un avis. Les plus petites sont les plus curieuses. Des hommes à lunettes viennent contempler la scène et présenter au chauffeur malheureux de délicates condoléances. Ils ont une façon de dire:《Besoin de rien7?》 qui doit se traduire en bon français par ces mots:《Voilà une chose qui ne m'arrive jamais à moi.》 Puis ils repartent, pleins d'orgueil.
Les deux mécaniciens peinent dans le fossé. Ils ne se laissent pas distraire. Méthode et ténacite8.
Arrive le colonel Béjot. C'est un savant. I1 a lancé des chemins de fer à travers les sables de 1'Afrique9. I1 regarde, par-dessus son binocle10 , la voiture, la route, la foule et le fossé. Il croise ses mains sur son ventre et demande tout doucement:
—Combien pèse votre voiture?
Marcel Kuhn est plein de respect pour le colonel Béjot; c‘est pourtant avec une profonde indifférence qu'il daigne répondre:
—Neuf cent cinquante kilos,
一Neuf cent cinquante, reprend le colonel Béjot. Eh bien!nous aurions plus vite fait de la tirer du fossé en nous y attelant11 tous ensemble. Une dizaine d'hommes. Il n'en faut pas plus12.
Il fait, mentalement, son calcul en agitant les sourcils. 1l répète:《Nous aurions plus vite fait...》
Personne ne 1'écoute. Personne ne le croit. On le respecte beaucoup, mais on ne le croit pas. 1l parle trop bas.
I1 n'insiste point, rajuste son lorgnon13 et regarde besogner les deux mécaniciens. Deux fourmis sous un cadavre. La voiture s'est confortablement installée dans 1'argile. Elle semble résolue à rester là quelques jours. Elle se trouve bien. Elle ne comprend pas pourquoi on la tourmente.
Un grand nombre de minutes s'écoulent. Environ vignt gouttes de sueur par front et par minute. Il faudra boire.
La route vit. Des hommes arrivent;d'autres s'en vont. On se lasse de14 tout, même du malheur d'autrui.
Un jeune cycliste s'arrête. C'est un paysan. Il a vingt ans à peine.Il est robuste, rougeaud15.Il souffle. 1l pétrit son vélo à pleines mains.Il n'a pas l'air content. Pendant un petit moment, il regarde en silence ce groupe d'hommes inertes16 et cette voiture en détresse17.Et, soudain, il n'y peut plus tenir18.Il jette son vélo contre la haie et, levant les bras,tombe au milieu de nous.Il n'est pas de haute taille;pourtant, il paraît grand. Son visage exprime un mélange de colère, d'étonnement, de pitié. Il crie d'une voix rude et pathétique:
一Quoi!Eh bien, qoui!On ne va quand même pas les laisser 1à!Une voiture!qu'est-ce que ça pour dix hommes!Allez! On 1'empoigne par 1'arrière19,qui est plus 1éger Et toc!sur la route.Après, il n'y plus qu'à tirer.
Les mécaniciens relèvent le front, ébranlés. La petite foule considère presque timidement le jeune homme au visage rouge. Le colonel Béjot remue la tête de haut en bas.
一Allons!allons!crie le paysan. Dix hommes sur 1'arrière,et je vous dis que ça suffit.
La voix est impérieuse, presque furieuse. Notre incertitude irrite le jeune homme;il la disperse d'un geste20.Nous obéissons tous, sans discuter. Et, tout de suite, il donne des ordres, place les hommes, règle 1'opération.
一Une!deux!trois!Ensemble!Bien!ça y est!
La voiture cède. Elle ne résiste plus. En dix secondes. la voiture est sur la route. Nous sommes groupés tout autour, stupéfaits du miracle.Nous avons eu si peu d'effforts à fournir!Et pourtant, tout est fini. Le colonel Béjot sourit:1'esprit a trouvé une voix et une main. Le jeune homme cherche son vélo.
一On ne se sépare pas comme ça!s'exclame Marcel Kuhn, On va boire un pot21.
一Pas le temps, dit le jeune homme.
Il est déjà en selle22. Il lève son chapeau.Il rit. I1 part.I1 est loin. I1 va, 1à-bas23, sauver le monde. Il faut qu'il se dépêche. On a besoin de lui.
D'après Georges Duhamel, Fables de mon jardin
1, 脱去外套 2, 同时,这句话的意思是: 他在拖车子的同时也竭力想挽回他这个新司机的名声。 3, 这些人仅仅是一些同情者。他们不会冒味地提出一些建议。他们很聪明,深信一辆小汽车是不会在沟里久呆的。这辆车也和其它的车子一样,终究会恢复其正常状态。4, 救援人员 5, 有经验的公路救援人员 6, 技师 7, 需要什么吗?Vous n'avez besoin de rien?Vous avez besoin de quelque chose? 8, 既要有办法,又要有狠劲。 9, 他在非洲沙漠上修建了一些铁路。10,……从他的夹鼻眼镜上方…… 11, 致力于某事 12, 不需要再多了 13, 夹鼻眼镜 14, se lasser de:对……感到厌倦 15, 红脸膛 16, 无生气的,迟钝的17, 遇难的 18,他再也忍不住了。 19, 我们抓住车后身…… 20, 他一挥手驱散了大家的犹豫。 21, 喝一杯 22, 他已骑上车 23, 别处
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